Le vent est plus froid aujourd'hui, ça me donne envie d'avoir quelque chose de plus chaud que le fin sweat à capuche que j'ai chippé à un gosse il y a deux ans. Je grelotte dans le petit espace entre les poubelles en entendant le boucan qui vient du bâtiment sur lequel je m'appuie.
Il y a un an, c'était juste un taudis délabré de 3 étages. À partir d'aujourd'hui, ce sera connu comme un club appelé Lazers.
Les gens hurlent et applaudissent. Leurs rires bruyants résonnent dans mon âme morte.
Je n'ai jamais connu un jour de normalité ou d'avoir un plat chaud à manger. Je ne sais même pas ce que ça fait de prendre un bain. Les rues de Washington ont été ma maison depuis le jour de ma naissance.
Je crois que je suis restée à l'hôpital quelques fois mais je ne suis pas sûre, j'étais trop jeune pour m'en souvenir.
On peut dire que ma mère m'aimait un peu trop, parce qu'elle ne voulait pas m'abandonner. Elle préférait que je naisse sans couverture pour me tenir chaud plutôt que de m'avorter ou de m'abandonner pour adoption.
Plusieurs fois, elle m'a expliqué des choses, elle disait que j'étais un enfant de l'amour, et que mon papa nous trouverait un jour et nous emmènerait chez lui. Mais il n'est jamais venu, et ma mère ne semblait pas trop affectée non plus. Au fil des ans, j'ai appris à survivre dans ces rues, j'ai même appris à sourire.
D'une manière ou d'une autre, par pure chance, ma mère a réussi à me mettre dans une école quand j'ai eu sept ans.
J'étais la gosse sale.
Celle avec les poux dans les cheveux.
L'enfant qui faisait pitié et qui prenait toujours le déjeuner ou les restes que les autres enfants laissaient sur le mur du fond pendant la pause.
A la fin de la première année, ils m'appelaient Street girl. Personne ne jouait avec moi, mais je n'ai jamais laissé leurs mots ou leurs actions me déranger.
Je me suis concentrée sur mon travail scolaire.
Ma mère m'a dit que si je me concentrais sur mes notes et que je finissais l'école, je pourrais trouver un emploi quand je serais plus grande. Je me souviens juste avoir pensé que, on n'aurait plus à rester dans ces rues.
Les refuges n'étaient pas une option ; c'était le pire endroit où on pouvait aller. On s'est retrouvées une fois dans celui de la 16e rue.
On n'avait rien à manger pendant deux jours. On mourait de faim et je m'affaiblissais. Il n'y avait pas d'autre choix.
Ma mère a tout essayé pour avoir un billet, mais personne ne voulait être généreux,
pas même pour quelques restes à manger. C'était pendant mes vacances d'été.
Alors que la plupart des enfants mangeaient à satiété pendant ces semaines, j'avais de la chance si je prenais un repas par jour. Je n'ai jamais eu le ventre plein alors, je n'imaginais même pas ce que ça pouvait faire, mais je ne me plaignais pas. J'étais en vie, j'avais tous mes doigts et mes orteils.
A chaque fois que je me plaignais des gargouillis de la faim ou des doigts gelés, ma mère disait que j'aurais pu être plus malchanceuse. J'aurais pu naître sans bras ni jambes.
La santé mentale de ma mère était parfois remise en question, mais elle ne m'a jamais laissé mendier, même quand je l'ai demandé. Elle me cachait toujours dans un coin derrière une poubelle ou dans une ruelle. Parfois, le week-end, je m'asseyais sur le trottoir à regarder les voitures passer.
Mais le jour où on est allées au refuge, c'était une mauvaise journée. Je n'oublierai jamais cette journée. Le froid dans l'air me glaçait le corps. Mes petits pieds trébuchaient sur eux-mêmes en essayant de suivre les pas pressés de ma mère.
Sa prise sur ma main était si forte, que ça faisait mal.
On est arrivées juste au moment où ils terminaient, et elle nous a précipitées directement dans la file d'attente pour les sandwichs gratuits. Je crois que j'avais environ huit ans.
Un groupe de personnes qui dirigeaient le refuge m'ont vue ce jour-là. Ils ont essayé de m'éloigner de ma mère en m'enfermant dans une pièce de stockage. Je hurlais et je pleurais.
Je me souviens comment j'ai mordu la dame qui m'a emmenée. Je crois que je l'ai griffée aussi, je ne suis pas sûre, ça fait longtemps.